Exposition
Louisa Marajo, Jérémie Paul, Yoan Sorin - Curator: Arden Sherman
En 1902, en Martinique, la montagne Pelée est entrée en éruption, dans ce qui s’est avéré depuis la pire catastrophe volcanique du 20e siècle. Elle a tué trente mille personnes et complètement détruit la ville portuaire de Saint-Pierre. Quarante ans plus tard, de l’autre côté de l’océan Atlantique, les troupes américaines libéraient la ville de Brest, alors sous occupation allemande, lors de violents bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale. Le paysage est dévasté, jonché de ruines et on dénombre près de mille morts. Si ces deux évènements diffèrent par bien des aspects, le résultat est le même : deux villes animées, pleines de vie, ont été rasées et réduites au silence. L’immortalisation en photographie de ces désastres a produit des images de destruction aussi riches en émotions que fascinantes : structures vides, rues couvertes de poussières laissant apercevoir un horizon dégagé. Des images magnifiques, pour un sujet catastrophique.
Nous vivons une époque marquée par ses divisions, caractérisée par de forts contrastes au sein d’un contexte mondial. Des dichotomies comme rouge et bleu, droite et gauche, beau et laid, ou désastre et triomphe, sont amplifiées par les médias, la politique et la culture visuelle. Capturer une image d’une catastrophe constitue souvent une très belle photographie, ce qui nous amène à penser la tension entre ces forces opposées. S’il existe bien une tendance humaine à vouloir « convertir » l’autre, la philosophie de l’auteur et penseur martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) propose une autre possibilité. Glissant souligne le pouvoir de l’Opacité et suggère qu’une coexistence pacifique est un outil plus puissant que toute tentative de transformer l’Autre. Comme il l’écrit, « Seulement en concevant qu’il est impossible de réduire qui que ce soit à une vérité qu’il n’aurait pas générée de lui-même » (« Pour l’Opacité », in Poétique de la relation, 1990, p. 208).
Le concept d’Opacité, qui épouse contrastes et dualités, constitue une clef pour comprendre les travaux de Louisa Marajo (1987), Jérémie Paul (1983) et Yoan Sorin (1982), trois artistes d’origine caribéenne francophone qui vivent et travaillent actuellement dans l’hexagone. Leur histoire, tout comme celle des îles volcaniques de la Martinique et de la Guadeloupe dont ils sont originaires – de puissantes masses terrestres émergeant du bleu chatoyant de la mer des Caraïbes – n’a rien de linéaire. Telles des eaux troubles qui limitent la transparence, Marajo, Paul et Sorin naviguent entre deux domaines qui se chevauchent : l’un prend racine dans la lointaine histoire coloniale de leurs ancêtres, l’autre est modelé par leur vie actuelle dans le monde globalisé de l’art contemporain.
Pour Louisa Marajo, l’enquête qu’elle mène sur la biologie de la Martinique fournit une perspective éclairante sur son œuvre. Elle se concentre sur l’imagerie des herbes marines toxiques qui menacent le littoral en perturbant à la fois l’écosystème naturel de l’île et la vie de ses habitants. Son œuvre dynamique s’inspire de la destruction de Brest en 1944 ainsi que de la désintégration continue de la planète liée à l’ingérence humaine. Cette réflexion sur le passé donne un aperçu poignant et quasi prophétique de l’avenir : si nous échouons à prendre soin de nos ressources naturelles, que restera-t-il ? Cette vaste installation peut être vue comme une vague, une montagne, ou simplement une force énergétique : un geste évocateur désignant les effets du changement climatique et de l’influence humaine sur notre fragile Terre.
Jérémie Paul plonge dans les récits créoles, les histoires et émotions familiales, et y trouve de riches sources d’inspiration. Sa pratique explore des thèmes régénératifs : l’interprétation de la danse, des sonorités musicales, des paysages marins et terriens, ou des couleurs. Paul a une approche additive, par strates : chaque idée s’appuie sur la précédente. Fondé sur l’analyse de son histoire personnelle – qui il est aujourd’hui, d’où il vient et quelles ont été les expériences de sa famille – Paul crée des récits hauts en couleur, faits de paysages oniriques, de puits émotionnels et de réfractions existentielles.
Yoan Sorin travaille à partir d’objets trouvés, recyclés – vestiges des expositions passées – interrogeant le monde de l’art et plus particulièrement l’industrie des expositions et le rôle des musées et institutions culturelles aujourd’hui. Inspirée par l’ingéniosité des habitants de la Martinique et de la Guadeloupe, contraints par la géographie et l’écologie de leur environnement, la pratique de Sorin reflète cet esprit d’adaptation et de réutilisation. Pour lui, l’acte de rassembler et d’organiser des rebuts est un procédé à la fois visuel et émotionnel, et cette double approche sert de fil conducteur à ses installations. Ses œuvres sont intrinsèquement liées aux matériaux et à l’impact émotionnel de ces déchets collectés.
Les œuvres de Marajo, Paul et Sorin dialoguent entre elles, forment un réseau d’idées autour de leurs différentes approches artistiques. Si le contraste est bien présent, il est accepté, adopté. Le concept d’Opacité ouvre une porte : comme un siège que l’on propose d’occuper, une invitation à explorer. Il en résulte un espace qui n’est ni complètement caribéen, ni complètement européen, ni entièrement indépendant. Comme la belle photographie d’un désastre, l’exposition et les œuvres d’art présentées cohabitent dans un entre-deux nébuleux ; un espace où le manque de clarté permet un dialogue chargé d’espoir et de contemplation.
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