Rennes (35000)

Informations Pratiques

galerie art & essai

Exposition

01.02.19 → 07.03.19
project room : Capucine Vandebrouck, Variations

Capucine Vandebrouck

PUDDLE 1, 2017

Bombe hydrophobe et eau

Dimensions variables

© Capucine Vandebrouck.

Courtesy the artist

John Cornu : C’est avec plaisir que nous présentons à Art & Essai certaines de tes pièces sous l’égide d’un titre : « Variations ». Tu élabores cette exposition depuis quelques temps maintenant et une première question se fait sentir. Pas des moindres… Pourrais-tu essayer de nous décrire les étapes relatives à la création de tes pièces ? Existe-t-il des constantes (intentions, références, intuitions, accidents, hasards…) et penses-tu différemment la création du format « pièce » et la mise en œuvre du format « exposition » ?

Capucine Vandebrouck :S’il existe une constante, ce serait celle de la connivence que j’entretiens avec l’ordinaire. Je rencontre les matériaux avec lesquels je travaille dans mon environnement proche, là où je vis ou travaille. Par exemple, j’ai commencé à travailler avec l’eau en 2014 lors d’un long séjour à Montréal, où la neige et la glace étaient des matériaux omniprésents et gratuits. Puis, l’année dernière, de violents orages ont endommagé les murs de mon atelier en laissant ainsi la possibilité à l’eau de s’infiltrer pour y former plusieurs flaques. L’eau est un matériau fascinant, insaisissable, qui semble-t-il me poursuit. Quant à ta seconde question, j’élabore dans mon travail des scénarios de l’ordre d’un « faire être » ou d’un « faire exister », les éléments matériologiques que j’utilise relèvent bien souvent d’une condition performative. Le format « pièce » est le temps dans lequel s’inscrit l’écriture de scenarii pour les matériaux, et le format « exposition » est celui de la mise en scène de dispositifs autour de processus vivants ou survivants. Ces dispositifs sont des arrêts sur images, des incarnations transitoires d’une forme de temporalité.

J.C. : L’eau, le feu, la pierre et la cristallisation, la lumière… Autant de nourritures poétiques qui pourraient nous évoquer des lectures comme celles de Gaston Bachelard, de Roger Caillois, de Gilbert Durant ou encore des productions littéraires comme celles d’Albert Camus ou de François Augiéras… Peux-tu nous dévoiler un peu les lectures qui accompagnent ou participent à ton imaginaire ?

C.V. : J’admire particulièrement l’œuvre de Gaston Bachelard, notamment lorsqu’il parle « d’imagination matérielle ». En analysant et transformant différents phénomènes naturels (un feu de cheminée, une rivière qui coule…), il dilate notre perception de la matière. Lorsque je lis L’Eau et les rêvesou La Flamme d’une chandelle, j’ai la sensation qu’il sculpte notre rapport avec l’espace et les quatre éléments, et nous propose une nouvelle façon d’habiter la réalité qui nous entoure. Son exploration des propriétés oniriques de la matière nous rappelle que la poétique de l’ordinaire se construit grâce à la mémoire, à ce qu’apportent au présent les souvenirs passés et les réminiscences d’images archaïques. Cette idée qu’une matière puisse témoigner intrinsèquement de multiples temporalités, celle d’un présent, d’un passé et peut-être d’un futur, accompagne mon imaginaire.

« L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. »1

André Breton – Les Vases communicants,Nuccio Ordine – L’utilité de l’inutile, Ghérasim Luca – Héros-Limite, Rimbaud – Une saison en enfer, Illuminations,Paul Virilio – Esthétique de la disparition: sont les livres qui habitent ma table de nuit. Je tiens également à partager un poème que j’affectionne particulièrement en ce moment, rempli de sens, plein de non sens, mais pas vide de bon sens !

« le vide vidé de son vide c’est le plein le vide rempli de son vide c’est le vide le vide rempli de son plein c’est le vide le plein vidé de son plein c’est le plein le plein vidé de son vide c’est le plein Je vide vidé de son plein c’est le vide le plein rempli de son plein c’est le plein le plein rempli de son vide c’est le vide le vide rempli de son vide c’est le plein le vide vidé de son plein c’est le plein le plein rempli de son vide c’est le plein le plein vidé de son vide c’est le vide le vide rempli de son plein c’est le plein le plein vidé de son plein c’est le vide le plein rempli de son plein c’est le vide le vide vidé de son vide c’est le vide c’est le plein vide le plein vide vidé de son plein vide de son vide vide rempli et vidé de son vide vide vidé de son plein en plein vide »2

J.C. : Le fait d’utiliser ton quotidien, de travailler avec « ton environnement proche » me ramène au livre de Clément Rosset intitulé Le réel et son double(vieille lecture que j’aime re-parcourir) et plus particulièrement le chapitre orienté sur « L’illusion métaphysique »… L’auteur tente d’expliquer, entre autres, que le monde que nous qualifions de réel dans le langage courant n’est en fait qu’un « mauvais double », une « duplication falsifiée »… Bref nos modalités sensibles, perceptives et interprétatives impliqueraient une forme de réalité certes analogique – au moins en partie – mais aussi le fait de représentations mentales qui troublent d’emblée l’idée d’une réalité au sens strict du terme. Ces questionnements interviennent-ils dans le « logiciel créatif » qui anime et détermine tes productions ?

C.V. : Dans ta précédente question tu parles de « nourritures poétiques ». Le terme de poésie renvoie au verbe grec poieinqui signifie faire, produire, transformer de la matière en avenir, et Aristote dans la Poétiqueen réduit l’usage à la représentation du réel (ou mimésis) obtenue par des moyens langagiers spécifiques. En déplaçant des matériaux de leur contexte initial, et en jouant avec les codes du réel et de sa représentation, mon travail se situe dans une démarche poétique. Cette posture sert mon « logiciel créatif » dans son approche de la réalité et du réel. Si le réel est l’effectif ou le concret, alors la réalité est le sentiment du réel. Je souhaite parler de réalité à partir du réel. En créant bien souvent de la présence dans un lieu d’absence, je tente de fournir la preuve de cette réalité imperceptible, un entre deux dans la compréhension et la lecture du réel. Mon champ d’action se situe dans cet espace entre le tangible et l’intangible.

J’admire particulièrement les œuvres de certains peintres, comme Sébastien Stoskopff, artiste alsacien du XVIIesiècle, avec ses différentes natures mortes aux verres ou Gerhard Richter pour sa série autour de la bougie. Dans les deux cas, c’est un jeu poétique constant entre la représentation matérielle de la réalité et le réel, dans une volonté de nous rappeler le caractère transitoire de toute chose. Ils se situent à mon sens dans une forme d’intemporalité en prenant comme sujet même le temps qui passe. Ils magnifient un quotidien oublié, non pas par la sacralisation de l’objet, mais plutôt en mettant en avant toute la complexité qui peut en jaillir en le rendant singulier. Cette quête de l’émerveillement est quelque chose qui m’anime, c’est un engagement intérieur essentiel et c’est aussi un acte de résistance, lutter pour ne pas succomber à la cécité. Les réalités les plus évidentes, les plus perceptibles et sans doute les plus fondamentales, sont souvent les plus difficiles à voir.

J.C. : C’est réellement intéressant de comprendre ton positionnement référentiel au regard de tes productions artistiques. J’aimerais terminer ce petit échange par une autre interrogation. Tu es probablement au fait d’un ouvrage sous la direction d’Yves Citton au sein duquel un des auteurs, Martial Poirson, s’exprime en ces termes : « Nous évoluons dans un environnement de plus en plus stylisé, scénographié et scénarisé où l’activité artistique se voit désormais incorporée à l’univers économique, réinscrite dans le monde marchand, au titre de mode de signalisation ou de système d’alerte, autrement dit de sélection, à la manière des « signaux coûteux » décrits par Schaeffer à propos des oiseaux-berceaux […] »3.

En d’autres termes, l’idée d’économie de l’attention recoupe l’approche de Michel Menger et il est facile de vérifier que beaucoup d’acteurs du monde de l’art – dont certains artistes – instrumentalisent ce système pour exister/co-exister. Beaucoup de foires, de galeries, de revues se complaisent dans des logiques ostentatoires et vont produire une sorte d’adhésion alors même que l’on ne parle plus vraiment d’art. En revanche, j’ai la sensation que cette approche de l’économie de l’attention pourrait se retourner comme un gant au regard de tes propos mais aussi au regard d’autres artistes comme Dominique Ghesquière, Guillaume Leblon et pourquoi pas Michel Verjux ou Nancy Holt. Soient des artistes dont la production implique le fait de « réapprendre » à voir aussi bien dans l’acte de création que dans l’acte de réception. Les pièces que tu as sélectionnées pour Art & Essai sont-elles sous-tendues par cette idée d’un déplacement de nos habitusen terme d’attention ?

C.V. : Toute la complexité est là, garder une juste mesure entre la réalité vénale du marché de l’art, et une approche intègre et singulière à l’égard de son travail. Ce déplacement d’attention dont tu parles pertinemment bien, intervient chez moi grâce à la curiosité et à l’étonnement qui permettent à mon regard de se rendre mobile. L’étonnement n’est pas un sentiment qu’on éprouve souvent, et c’est pour cette raison qu’il est intense. S’étonner pour moi, c’est l’amorce qui nous offre la possibilité de contourner une vérité qu’on pense absolue dans l’attention que l’on porte aux choses. C’est un travail sur le long terme, ça s’apprend, se cultive et se partage. C’est aussi une sorte de rite processuel du regard et de la pensée, je dirais qu’il faut prendre le temps, ne pas aller trop vite, contempler, ressentir, être en alerte, revenir, comme lorsque l’on cherche à croiser un animal sauvage en forêt.

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1. Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie générale française, 1998, Le Livre de Poche-Biblio Essais,  p. 13.

2. Ghérasim Luca, Autres Secrets du Vide et du Plein (1913-1994) – Héros-Limite (1953), éditions Le Soleil Noir, réédité par les éditions Corti en 1985.

3. Martial Poirson, « Capitalisme artiste et optimisation du capital attentionnel » in L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ?, sous la direction de Yves Citton, Éditions La Découverte, 2014, p. 273.

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Née en 1985 (France), Capucine Vandebrouck vit et travaille à Strasbourg.

 

INFORMATIONS SUPPLÉMENTAIRES

  • Vernissage le 31.01.19 à 18h